Cette thèse est consacrée aux réécritures et réactivations du mythe de Médée dans le théâtre italien contemporain, en particulier depuis les années 1970. Le choix de ce personnage s’explique par la place singulière qu’il occupe dans le champ des réappropriations modernes du mythe grec : parmi les héroïnes antiques remises en scène aujourd’hui, Médée demeure sans doute la plus récurrente et la plus puissante, tant sa figure reste apte à interroger les catégories d’identité, d’altérité et de diversité.
La première partie de ce travail vise à établir le cadre conceptuel et méthodologique. Nous retraçons l’évolution de la notion de « mythe littéraire », du passage de l’oralité à l’écriture, et nous présentons l’approche de la mythocritique, qui permet d’analyser la fonction du récit mythique au sein des textes littéraires et théâtraux. Nous distinguons deux modalités de réception contemporaines : la « réécriture », qui conserve la trace visible de l’archétype euripidéen, et la « réactivation », qui adapte le mythe aux enjeux du présent et trouve dans la mise en scène son mode d’expression privilégié. Nous montrons également que la tragédie d’Euripide, en inscrivant l’infanticide volontaire et prémédité au cœur de la construction du personnage, constitue le noyau générateur de toutes les relectures ultérieures et se prête particulièrement bien aux études de genre, en raison des conflits tragiques qu’elle met en lumière entre le masculin et le féminin. Finalement, cette première partie parcourt aussi les réécritures du mythe depuis l’Antiquité jusqu’aux années 1970, afin de mettre en évidence le tournant majeur que cette période marque dans la réception contemporaine de Médée.
La deuxième partie se consacre à l’analyse des œuvres du corpus, composé de dramaturges italiens, parfois très connus, parfois moins, qui mobilisent le mythe de Médée afin de légitimer, contester ou subvertir des modèles culturels et sociaux et déconstruire les stéréotypes de genre. Dans un premier temps, nous analysons les réactivations féministes (Franca Rame, Maricla Boggio, Giuliana Musso, Manlio Marinelli, Chiara Rossi), qui placent au centre la relation problématique entre les sexes et interrogent les stéréotypes attachés au féminin et à la maternité, tout en mettant en évidence le risque d'une ré-essentialisation. Dans un second temps, nous examinons les œuvres où la question du genre s’articule à des conditions sociales et culturelles marginalisées, selon une perspective intersectionnelle, comme dans les pièces d’Antonio Capuano, de Maria Luisa et Mario Santella ou de Mimmo Borrelli. Ces textes mettent en lumière la manière dont le mythe de Médée permet de révéler les rapports de pouvoir et les discriminations liées à la classe, à l’origine sociale ou à l’isolement des protagonistes. Enfin, nous analysons les Médée migrantes, où l’actualisation de la barbarie antique se relie aux questions contemporaines de l’exil, de la migration et de la prostitution (Teatro dei Borgia, Antonio Tarantino, Paolo Puppa, ecc.)
La troisième partie approfondit la thématique de la maternité et de l’infanticide, envisagés comme nœud dramatique et politique des mises en scène contemporaines. L’infanticide devient un instrument dramatique et politique qui interroge les normes sociales, les représentations de la maternité et les rapports de pouvoir : Médée permet ainsi de démythifier le mythe de la maternité, comme le montrent les œuvres de Grazia Verasani, de Teatrino Clandestino, ainsi que les créations queer et performatives de Gianluca Bottoni et d'Antonio Latella. Contrairement aux médias ou aux récits qui tendent à produire des jugements rapides et simplistes, Médée suscite une « empathie négative » et impose la suspension du jugement moral. Enfin, le théâtre contemporain qui met en scène Médée peut s’avérer profondément politique : à l’instar du mythe antique, il ne fournit pas de réponses définitives mais soulève des questionnements éthiques et sociaux. |
This dissertation is devoted to the rewritings and reactivations of the myth of Medea in contemporary Italian theatre, particularly since the 1970s. The choice of this character is justified by the unique position she occupies within the field of modern appropriations of the Greek myth: among the ancient heroines re-staged today, Medea is arguably the most recurrent and powerful, as her figure continues to interrogate categories of identity, otherness and diversity.
The first part of this work establishes the conceptual and methodological framework. It traces the evolution of the notion of the “literary myth” from orality to writing, and presents the approach of mythocriticism, which enables the analysis of the function of mythic narrative within literary and theatrical texts. Two modes of contemporary reception are distinguished: rewriting, which preserves the visible trace of the Euripidean archetype, and reactivation, which adapts the myth to the concerns of the present and finds its privileged mode of expression in theatrical staging. This section also demonstrates that Euripides’ tragedy, by inscribing infanticide at the heart of Medea’s character construction, constitutes the generative core of all subsequent reinterpretations and lends itself particularly well to gender studies, due to the tragic conflicts it foregrounds between masculine and feminine. Finally, it surveys rewritings of the myth from antiquity to the 1970s, highlighting the pivotal shift this period marks in the contemporary reception of Medea.
The second part focuses on the analysis of the works in the corpus, composed of Italian playwrights, some well-known and others less so, who mobilize the myth of Medea to legitimize, contest, or subvert cultural and social models. Initially, feminist reactivations are examined (Franca Rame, Maricla Boggio, Giuliana Musso, Manlio Marinelli, Chiara Rossi), which place at their center the problematic relations between the sexes and interrogate stereotypes associated with femininity and maternity, while also highlighting the risk of re-essentialization. Subsequently, works are analyzed in which questions of gender intersect with marginalized social and cultural conditions, following an intersectional perspective, as exemplified in the plays of Antonio Capuano, Maria Luisa and Mario Santella, and Mimmo Borrelli. These texts illuminate the ways in which the myth of Medea exposes power relations and discriminations linked to class, social origin, or the isolation of the protagonists. Finally, the study examines migrant Medeas, where the actualization of ancient barbarity is linked to contemporary issues of exile, migration, and prostitution (Teatro dei Borgia, Antonio Tarantino, Paolo Puppa, ecc.)
The third part examines the themes of motherhood and infanticide, conceived as a central dramatic and political node in contemporary stagings. Infanticide becomes both a dramatic and political instrument that interrogates social norms, representations of motherhood, and power relations: Medea thus serves to demythologize the myth of motherhood, as evidenced in the works of Grazia Verasani, the Teatrino Clandestino, and the queer and performative creations of Gianluca Bottoni and Antonio Latella. Unlike media or narratives that tend to produce rapid and simplistic judgments, Medea evokes a “negative empathy” and imposes the suspension of moral judgment. Contemporary theatre staging Medea can thus prove profoundly political: like the ancient myth, it does not provide definitive answers but raises ethical and social questions. |