L’objectif de cette thèse est de réhabiliter les enjeux philosophico-politiques que nous considérons centraux dans l’œuvre d’Armonía Somers et dont l’absence dans les travaux critiques et académiques est un cas d’injustice épistémique.
La première partie de la thèse est dédiée à l’étude du champ littéraire uruguayen dans lequel s’inscrit Armonía Somers. À partir de l’étude des revues, nous démontrons que, sous couvert de bienveillance et d’ouverture, le champ littéraire uruguayen à l’époque de la « Génération critique » (Rama) reste largement dominé par un fonctionnement masculiniste. Nous nous concentrons ensuite sur la réception critique et académique des œuvres d’Armonía Somers. Cet état de la recherche nous permet d’identifier des disparités de réception significatives mais aussi l’absence de lecture politique des œuvres de Somers. Celle-ci fait écho à l’exclusion systématique des femmes des discours constituants (philosophique et politique). Le caractère systématique de cette exclusion est l’élément qui justifie la lecture politique que nous proposons, que nous présentons comme une forme de réparation et qui s’inscrit dans une généalogie de travaux de chercheur·euse·s qui travaillent depuis les feminist et gender studies.
Dans la deuxième partie de la thèse, nous abordons le cadre générique des œuvres avec l’hypothèse qu’Armonía Somers utilise la fiction comme stratégie de détournement de l’exclusion des discours constituants. Nous démontrons qu’elle déborde le cadre générique canonique qui veut diviser les discours fictionnel, philosophique et politique et, qu’à l’instar d’autres écrivain·e·s de la même période, elle utilise la fiction pour proposer une réflexion philosophico-politique. Les déplacements opérés, associés à une série de tropes de la modernité, ancrent les œuvres de notre corpus dans un contexte particulier que nous désignons comme modernité capitaliste et hétéro-patriarcale. Le positionnement critique de Somers, mis en évidence par le cadre générique, est confirmé par le détournement de ces tropes qui impulse une désorganisation de la normalité instituée. Nous concentrons nos analyses autour de trois éléments que nous considérons centraux dans le discours de la modernité et dans le positionnement critique que développe Armonía Somers dans ses œuvres : la technique dont la violence contrecarre le mythe du progrès auquel elle est généralement associée, le modèle bourgeois qui implique à la fois la domination masculine et la domination bourgeoise, l’hypocrisie de la morale.
Dans les deux dernières parties, nous allons au plus près du texte et observons, à partir des éléments propres à la fiction que sont les voix narratives et les personnages, les stratégies de désorganisation qu’Armonía Somers met en place.
La troisième partie est consacrée à l’étude de la scénographie qui met en évidence des scènes de parole alternatives qui déstabilisent le canon compris comme appareil idéologique du système capitaliste et hétéro-patriarcal. Nous identifions les différentes stratégies narratives des deux versions de La mujer desnuda et de De miedo et miedo… et postulons une indépendance croissante par rapport au cadre normatif de référence qui finit par (dé-)jouer la rationalité et la morale avec une voix inadaptée et inadaptable.
Dans la quatrième partie, nous analysons le déploiement de nouveaux imaginaires permis par le cadre générique et la scénographie et incarnés par des protagonistes inappropriés. Nous poursuivons l’analyse du système des personnages avec la famille qui, en tant que micro-organisation sociale présente dans les deux œuvres de notre corpus, condense les enjeux et problématiques travaillés jusqu’alors. Enfin, nous élargissons la focale et réfléchissons à la manière dont les personnages des œuvres participent d’une réflexion ontologique qui se veut incarnée et politique. |
The aim of this work is to rehabilitate the philosophical-political issues that we consider central in the novels of Armonía Somers, and whose absence from critical and academic works is a case of epistemic injustice.
The first part is dedicated to the study of the Uruguayan literary field in which Armonía Somers is embedded. Based on a study of reviews, we demonstrate that, under the pretext of benevolence and openness, the Uruguayan literary field during the “Generación crítica” (Rama) remains largely dominated by masculinist dynamics. We then focus on the critical and academic reception of Armonía Somers' works. This state of research enables us to identify significant disparities in reception, but also the absence of a political reading of Somers' works. The latter echoes the systematic exclusion of women from constitutive (philosophical and political) discourses. The systematic nature of this exclusion is the element that justifies the political reading we propose, which we present as a form of reparation and which is part of a genealogy of works by researchers working since feminist and gender studies.
In the second part, we approach the generic setting of the novels with the hypothesis that Armonía Somers uses fiction as a strategy for circumventing the exclusion of constitutive discourses. We demonstrate that she keeps away from the canonical generic setting that divides fictional, philosophical and political discourses and, like other writers of the same period, uses fiction to propose a philosophical-political reflection. These displacements, combined with a series of tropes of modernity, anchor these novels in a particular context, which we refer to as capitalist and heteropatriarchal modernity. Somers's critical positioning, highlighted by the generic setting, is confirmed by the reinterpretation of these tropes, which impels a disorganization of instituted normality. We will focus our analysis on three elements that we consider central in the discourse of modernity and in the critical positioning developed by Armonía Somers in her novels: technique, whose violence thwarts the myth of progress with which it is generally associated; the bourgeois model, which implies both male and bourgeois domination; and the hypocrisy of morality.
In the last two sections, we take a closer look at the text, using the fictional elements of narrative voices and characters to observe the strategies of disorganization that Armonía Somers elaborates.
The third part is devoted to a study of the scenography, which highlights alternative scenes of speech that destabilize the canon understood as the ideological apparatus of the capitalist and heteropatriarchal system. We identify the different narrative strategies of the two versions of La mujer desnuda and De miedo et miedo... and postulate a growing independence from the normative frame of reference that ends up thwarting rationality and morality with an unsuitable and unadaptable voice.
In the fourth part, we analyze the deployment of new imaginaries enabled by the generic setting and scenography and embodied by inappropriate protagonists. We continue our analysis of the character system with the family, which, as a social micro-organization present in the two novels, condenses the issues and problematics worked on up to now. Finally, we broaden the focus to consider how the characters in the works are part of an ontological reflection that is both embodied and political. |