Mettre côte à côte le nom de Léon Bloy et le terme de communauté ne va pas de soi. L’écrivain semble un individualiste irrécupérable n’appartenant à aucun groupe, un électron libre détaché de tout lien social. La sécession relève chez lui du tempérament. Celui qui, dès son entrée dans le monde littéraire, a adopté une position solitaire et marginale dans son rapport à la communauté, s’oppose violemment à la société de son temps. C’est à plusieurs titres qu’il met celle-ci en accusation : il condamne le passage des sociétés holistes traditionnelles aux sociétés individualistes modernes, phénomène que les sociologues du temps s’efforcent de formaliser. Il prend en particulier pour cible la République des Lettres, qu’il accuse d’avoir déshonoré la Parole. Il adopte aussi une position de rupture par rapport aux milieux cléricaux qu’il vilipende en tant que groupe social, en dénonçant leur trahison de l’idéal fraternel dont résultait jadis un lien spirituel, fondé sur une communis fides. Partout, il s’attaque aux bourgeois qui professent leur confiance dans la science, dans le progrès et dans l’individu. Pris par de telles tensions fécondes, l’écrivain, témoin spectateur, non seulement rend compte de ce qu’il perçoit de cette crise, mais en propose encore une vraie métaphysique. Aussi cette thèse explore-t-elle la teneur de la critique communautaire qui transparaît dans la vie et dans l’œuvre de Bloy, au sens où le terme de critique renvoie d’abord à la perception des crises. La crise, suivant son étymologie et son origine, se fait révélatrice de divers dysfonctionnements qui, en temps normal, passent inaperçus. Il développe en effet un sens aigu de ce qui se joue et, ce faisant, il témoigne d’une subtilité nouvelle dans l’analyse des facteurs. Contrairement aux penseurs politiques et aux sociologues qui lui sont contemporains, Léon Bloy s’attèle à l’analyse de cette crise moins en intellectuel qu’en figurateur mystique. La question de la communauté chez Bloy n’implique pas seulement un effort de contextualisation historique et une attention à l’émergence, à partir des années 1870, dans le champ de la philosophie, des sciences de la nature ou encore de la sociologie naissante, de diverses théories du fait communautaire ; elle exige encore l’exploration d’un imaginaire auctorial et communautaire profus, qui s’articule autour d’une rhétorique flamboyante pour dire le délitement de la communauté. L’écrivain s’efforce de penser de nouvelles communautés restreintes — familiale, amicale, religieuse, littéraire — dont sa vie et son œuvre dessinent les contours et mettent à l’épreuve les valeurs. Aux ordres collectifs dominants comme à l’ordre individuel, il oppose invariablement la prégnance d’un ordre communautaire qui relève du groupe restreint formé par des êtres exceptionnels réunis en micro-communautés parallèles à la société de l’époque, qui en font ressortir les impasses et les manquements, et qui proposent des valeurs et un fonctionnement alternatifs. |
Setting Léon Bloy alongside the notion of community may seem counterintuitive. He appears to have been an irredeemable individualist, unaffiliated to any group, detached from any social ties. With such a writer, secession comes across as a deep-seated character trait. As soon as he entered onto the literary scene, he adopted a solitary and marginal position in his relationship to community and stood in stark opposition to the society of his day. Bloy indicted this society on several counts : he condemned the transition from traditional, holistic societies to modern individualistic societies, a phenomenon which contemporary sociologists attempt to scientifically describe. He specifically targeted the « republic of letters », which he accused of betraying the Word. However, he also broke with the priestly milieu, which he severely rebuked as a social group, calling out their betrayal of the brotherly ideal from which there at one time arose a spiritual bond, dependent on a communis fides. At all times, he takes on the bourgeois mindset of faith in science, progress and the individual. Caught within such fertile polarities, Bloy's writing marks him out as a witness and spectator, but one who, not content with giving an account of this crisis, carried his observation to a metaphysical level. This dissertation aims to explore the contents of Bloy's critical reflection on community, as it is perceived through his life and works, starting with his perception of crisis. Originally (and etymologically), a crisis reveals various problems which otherwise go unnoticed. Bloy was in fact acutely aware of what was at stake and, as such, showed a particularly subtle analysis of the newer factors involved. Unlike contemporary political thinkers and sociologists, Léon Bloy set about analysing this crisis as a mystical artist rather than as an intellectual. Studying the question of community in his work does not exclusively require an effort to contextualise Bloy's place in history and to understand how, starting around 1870, various theories of community came to arise in the fields of philosophy, natural sciences or nascent sociology. Such a topic also requires we should explore an authorial and communal imagination, which hinges on a flamboyant rhetoric to describe the breakdown of community. Bloy strives to imagine new, limited communities – around family, friendship, religion, literature – sketched out and also questioned by the course of his life and his work. Invariably, as against the collective and individual plane, he ends up positing the communal, which concerns a limited group, made up of exceptional individuals, brought together within parallel micro-societies running parallel to contemporary society, highlighting the latter's weaknesses and failings and offering alternative values and prospects. |